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Anne Pitault, avocat directeur chez Cornet Vincent Ségurel : « Si le droit de grève est protégé par la Constitution, l’employeur est tenu par une obligation de sécurité »

Social - IRP et relations collectives
16/03/2018
Alors que le procès en appel de la "chemise arrachée" à Air France s'est ouvert en début de semaine et que des grèves se profilent à la SNCF, Anne Pitault, avocat directeur chez Cornet Vincent Ségurel, et spécialiste des conflits sociaux, revient sur les nouvelles formes d'action syndicale et sur la manière pour les employeurs d'appréhender certains actes violents.
Actualités du droit : Le procès en appel de la "chemise arrachée" à Air France s'est ouvert en début de semaine. Quel regard portez-vous sur cette affaire ?
Anne Pitault : « Tenue et retenue », telle est la remarque qui me vient spontanément à l’esprit. Pourquoi ? Parce que je me garde de commenter des affaires judiciaires dans lesquelles je n’ai pas pu examiner les tenants et aboutissants. Par ailleurs, je ne porte aucun jugement sur les décisions judiciaires ! Je souhaite juste que cette affaire illustre les dérives dans lesquelles nous ne devons pas tomber collectivement. Cette affaire exceptionnelle doit certainement avoir une issue exemplaire pour éviter tout renouvellement.

AdD : La violence sociale peut-elle justifier la violence physique ?
A.P. : Sujet de thèse, non ? Question si vaste, si dense qu’y répondre en deux phrases est presque frustrant. Rien ne justifie ni l’une ni l’autre. La violence physique est visible, quantifiable, sanctionnée par notre société et c’est tant mieux. La violence sociale est plus difficile à appréhender tout comme les traumatismes issus de ces deux formes de violence. Notre société a raison de ne pas tolérer la violence physique ; notre société parviendra progressivement à ne pas tolérer la violence sociale. C’est une question de temps, de volonté collective. Le dialogue social permettra de réduire ces violences dans le respect et l’équilibre de chacun.

AdD : Toujours dans cette même affaire, la CGT a assigné Air France pour "immixtion dans un conflit social". Ce délit est-il souvent sanctionné ?
A.P. : Il convient de rappeler que c'est le Code la sécurité intérieure qui dispose :
- en son article L 612-4 que : "Il est interdit aux personnes exerçant une activité mentionnée à l'article L. 611-1 ainsi qu'à leurs agents de s'immiscer, à quelque moment et sous quelque forme que ce soit, dans le déroulement d'un conflit du travail ou d'événements s'y rapportant. Il leur est également interdit de se livrer à une surveillance relative aux opinions politiques, philosophiques ou religieuses ou aux appartenances syndicales des personnes."
- en son article L 617-13 que : "Est puni de trois ans d'emprisonnement et de 45 000 euros d'amende le fait, pour les personnes mentionnées à l'articleL. 612-25 : 1° De commettre l'un des agissements mentionnés à l'article L. 612-4 ; 2° De sous-traiter l'exercice d'une activité mentionnée à l'article L. 611-1 à une entreprise dépourvue de l'autorisation prévue à l'article L. 612-9."
Autant vous dire qu'il n’est pas aisé de « brandir » ce délit. A ma connaissance, compte tenu des conditions restrictives d'application, ce délit est non seulement peu invoqué mais également peu sanctionné.

AdD : Les formes d'entrave à l'action syndicale ont-elles tendance à se développer ? A contrario, les actions syndicales se radicalisent-elles ?
A. P. : Diverses formes d’entraves existent et sont punies par la loi ou la jurisprudence. La fermeture physique des locaux de l’entreprise, l’embauche de nouveaux salariés par le biais de contrats à durée déterminée, ou d’intérim le jour de la grève, sont des pratiques illégales et sanctionnées par le Code du travail. Néanmoins, il convient de mettre en perspective la situation : une étude de la Dares (ministère du Travail, NDLR) de fin 2017 indique que le nombre de jours de grève pour 1 000 salariés en France est de 69. Nous sommes très loin des 318 jours en 2010. C’est la forme des conflits sociaux qui évolue avec des séquestrations de cadres dirigeants (ou le « bossnapping »). Je ne pense pas que l’on puisse parler de radicalisation…

AdD : Depuis la condamnation en première instance des ex-Goodyear à de la prison ferme, la justice fait-elle preuve de davantage de fermeté à l'encontre d'actions syndicales violentes (séquestrations, dégradations…) ?
A. P. : Ces contentieux, à savoir ceux liés à des séquestrations ou autres violences physiques, restent peu fréquents devant les tribunaux français. Depuis 2010, on dénombre environ 15 séquestrations intervenues en France lors de conflits sociaux, mais une seule a donné lieu à un contentieux. Il semblerait cependant que les juridictions de première instance fassent preuve de plus de fermeté que les juridictions d’appel. En effet, aucune peine de prison ferme n’a été prononcée en appel à l’heure actuelle dans ce type de contentieux, à l’image de celui des ex-Goodyear, dont la décision d’appel, revenue sur la condamnation de prison ferme, a été confirmée par la Cour de cassation le 24 janvier 2018 (Cass. Crim. n°17-80940).

AdD : Comment l'employeur peut-il se prémunir contre des actes violents liés à un conflit social ?
A. P. : Si le droit de grève est protégé par la Constitution, l’employeur est tenu par une obligation de sécurité. A ce titre, il est tenu de protéger la santé physique et mentale de ses salariés (article L4121-1 du code du travail). Il ne doit pas seulement diminuer le risque, mais surtout l’empêcher. Avant même de se prémunir contre les actes violents liés à un conflit social, l’employeur doit se prémunir contre le conflit social lui-même. Pour cela, il peut s’appuyer sur le Plan de Continuité d’Activité ( PCA) qu’il aura mis en place, et sur la formation des managers à la gestion de crise.

AdD : Quels sont les droits des entreprises en matière de sécurité de leur personnel et de leurs locaux si un mouvement social tendu est attendu ?
A. P. : Le droit de grève étant un droit constitutionnel, l’employeur ne peut y faire échec afin de prévenir tout risque qui pourrait intervenir lors de ce mouvement social. Cependant, au fil du temps, cette règle a été adaptée afin de garantir la sécurité, tant des personnes que des biens. En effet, bien qu’il soit de jurisprudence constante que la fermeture d’une société un jour de grève constitue par principe une entrave à ce droit, elle peut cependant être autorisée si elle est justifiée par la nécessité de maintenir l’ordre et la sécurité au sein de l’entreprise (Cass. Soc. 21/03/90 n°86-44190, Cass. Soc. 22/02/05 n°02-45879). De plus, le personnel non-gréviste peut être affecté ou réaffecté, selon les besoins, à des postes intéressant la sécurité, sans que cela ne constitue une entrave illicite au droit de grève.

AdD : Quelles sont les peines encourues en cas de violence sur le lieu de travail ?
A. P. : La violence sur le lieu de travail peut être sanctionnée par des peines civiles, pénales ou disciplinaires. Disciplinaire car la jurisprudence considère que les actes de violence lors de manifestations syndicales constituent une faute lourde justifiant le licenciement. Civile car le salarié coupable de telles violences sur des personnes ou des biens, peut voir sa responsabilité civile engagée, aussi bien par l’employeur que par d’autres salariés au titre de l’article 1240 du Code civil. Le salarié pourra, dans cette hypothèse, être condamné à réparer les dommages causés. Pénale car le salarié auteur de violences engage de plus sa responsabilité pénale. En effet, l’article 224-1 du Code pénal sanctionne le fait de détenir ou séquestrer une personne contre son gré. Dans une telle hypothèse, la personne reconnue coupable encourt une peine de 5 ans d’emprisonnement et de 75.000 euros d’amende. Enfin, les violences peuvent également consister en un harcèlement moral, puni par le Code pénal (article 222-33-2) de 2 ans d’emprisonnement et de 30 000 euros d’amende.

Propos recueillis par Jean-François Rio
Source : Actualités du droit